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Les biffines et les biffins, des citadins exceptionnels. Plaidoyer pour la reconnaissance des biffin

L’étymologie du mot déchet renvoie à « ce qui est jeté en bas », la chute, la disqualification, la dévaluation car le déchet, c'est la perte, ce que l'on s'empresse d'oublier aussitôt que l'on s'en est débarrassé. Le terme « déchet » donne « déchoir », « déchéance » et suggère la décomposition et la mort. Le déchet contamine celui qui le manipule et, ainsi, les biffins de la Zone de Paris ont été accusés d'avoir propagé la dernière épidémie de peste baptisée « peste des chiffonniers » en 1920…

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Chiffonnier d'hier (Paris, 1928) .

Biffin d'aujourd'hui (Paris, Porte de Montmartre, 2017, ©The Gold Diggers Project)

Ailleurs, le déchet corrompt tout autant ceux qui « ont à faire avec » et qui constituent des communautés exclues de la ville et de la société urbaine, des parias, des intouchables, les basses castes, ces « classes malpropres, classes dangereuses », pour reprendre l'expression de l'historien Alain Faure désignant encore et toujours les chiffonniers de Paris.


Quant au lumpensammler, récupérateur de chiffons allemand, n'évoque-t-il pas indiscutablement le lumpenprolétariat, le prolétariat en haillon ? En bref, du déchet au désordre, il n'y a qu'un pas...


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Toujours trop visibles dans l'espace public, en dépit de leur collecte pourtant bien matinale, les chiffonniers d'hier ou les biffins d'aujourd'hui menacent l'ordre et sont, par nature, l'ennemi des pouvoirs publics, des hygiénistes, de la police et, bien souvent, des habitants. Ils s'adonnent à des activités peu ordinaires réprouvées et réprimées par nos regards et encore davantage par les normes et les règles qui nous gouvernent. Le stigmate qui marque ces hommes et ces femmes est étroitement lié à nos représentations de l'ordure, de la souillure et du sale boulot : « Mais qui produit l'ordure ? » ainsi que me le faisait remarquer un chiffonnier du Caire...


Bénédicte Florin et Mustapha Azaitraoui avec deux chiffonniers de Casablanca.

(2015, ©Pascal Garret)


Depuis plus de dix ans, je rencontre des récupérateurs de déchets : chiffonniers du Caire, bouâra, (un mot dérivé du français « éboueur ») de Casablanca, fouilleurs des poubelles de rue ou des décharges, récupérateurs dans les quartiers chics d'Istanbul qui amènent leur récolte aux recycleurs ou encore collecteurs de ferraille et d'objets de peu à Paris. Dans un contexte d'accentuation des inégalités et de la pauvreté, on peut comprendre que ces pratiques de récupération de déchets, transfigurés en ressources, permettent à des femmes et des hommes de vivre tant bien que mal de leur collecte, recyclage, réparation et revente.


Or, il serait très réducteur de n'y voir qu'une économie de la pauvreté et ces pratiques de récupération reposent aussi sur des compétences souvent invisibles au regard extérieur : une grande connaissance de la ville et des lieux précis où gît la ressource ; le courage de marcher, porter ou tirer sur de longues distances le fruit de leur collecte ; une expérience des interactions avec les autres (habitants, autorités, police) qu'il faut savoir éviter ou gérer au mieux ou, au contraire, des relations de solidarité et d'entraide ; une capacité à évaluer du premier coup d'œil la valeur des objets et matériaux découverts pour en estimer le juste prix ; savoir les nettoyer, les démonter, les réparer mais aussi savoir où et à qui les revendre, connaître, négocier et s'insérer dans ces filières marchandes, et pourquoi ne pas ajouter à cette liste, une belle curiosité et un sentiment de liberté qui peuvent aussi motiver la recherche et découverte de la trouvaille ?


Peut-on encore parler de « déchets » et de « récupérateurs » alors que les savoir-faire font de ces personnes des citadin(e)s extra-ordinaires qui, ici dans nos villes ou ailleurs dans le monde, sauvent de la poubelle, de l'incinérateur ou de la décharge une grande quantité de nos propres rebuts ? Ils et elles requalifient et revalorisent par leur travail – car il s'agit bien d'un « travail » — des objets et des matériaux – qui à leurs yeux sont tout sauf des déchets - qui seront réutilisés et qui trouveront une nouvelle valeur économique et de nouveaux usages.


Ainsi, ces « travailleurs des déchets », pour reprendre l'expression des chercheurs Delphine Corteel et Stéphane Le Lay, résistent aux catégories stigmatisantes dans lesquelles le pouvoir et la société les placent : ils tentent de s'en arranger, de les contourner et de les réduire. Ils mettent en avant leur courage car même si « c'est le dernier des métiers », il s'agit bien d'un métier selon un récupérateur d'Istanbul ; ils argumentent de leurs ingéniosité professionnelle à l'instar des chiffonniers du Caire qui recyclent près de 90 % de ce qu'ils collectent ; ils font valoir la dimension environnementale et écologique de leurs activités à Casablanca où, pour eux, « rien ne se perd, tout se récupère »...


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D'ici 2040, l'or, l'argent, le zinc, le plomb, le cuivre, l'étain et bien d'autres matières premières enfouies sous nos pieds auront disparu et, de façon générale, la raréfaction des ressources énergétiques et minérales nécessitera une compensation par des matières premières secondaires ou matériaux recyclés. Dès lors, le potentiel économique et financier lié à la récupération et au recyclage aiguise les convoitises, les concurrences et intérêts de nombreux acteurs privés et publics : la récupération et le recyclage ne sont plus l'apanage de populations considérées comme marginales et, au nord comme au sud, de grandes sociétés transnationales captent la ressource que représente aujourd'hui ces déchets.

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De nombreuses associations plaident pour une gouvernance partagée de la gestion des déchets qui intégrerait le travail des récupérateurs plutôt que de renforcer leur exclusion ; de même, dans certains cas, ils ont pu mettre en avant l'utilité de leurs activités et défendre leurs droits au travail. Les politiques d'intégration mises en œuvre par certains pays dits du « sud » sont même bien en avance sur ce qui se fait au nord et en France, notamment, où les biffins et biffines sont plus souvent qu'à leur tour victimes de brimades et d'interdictions...


En ce 1er mai 2018, biffines et biffins de Paris, scavengers d'Inde, binners nord-américains, cartoneros de Buenos Aires, catadores du Brésil, zabbâlîn du Caire, toplaicilar d'Istanbul, bouâra de Casablanca et autres récupérateurs, exceptionnels citadins : vous, qui êtes encore trop souvent considérés comme « les petits, les obscurs et les sans-grades », unissez-vos forces pour faire reconnaître votre existence, votre travail, vos compétences et expériences et vos droits !



Bénédicte Florin,

Maître de conférences en géographie, Université de Tours.


Via l'association Amélior.

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